Une nuit dans les Annapurna (décembre 2017)
Ghami, Nepal. 3,800 m d’altitude.
Nous avions marché pendant 7 jours, parcouru près de 150 kilomètres, escaladé 15 cols, descendant dans autant de canyon, quand un pont de singe ne nous aidait pas à les survoler. Et nous n’étions qu’à la moitié du parcours. Vertigineuse expédition !
A mesure que nous nous élevions dans le Royaume du Mustang, ce petit territoire de l’Himalaya longtemps fermé aux visiteurs étrangers, coincé entre les massifs des Annapurnas au nord-est du Népal et les plateaux Tibétain de l’autre côté de la frontière, nous croisions de plus en plus de Yak et encore quelques familles de fermiers ou moines ermites décidés à braver l’hiver tout là-haut. Mais la plupart de ces corps robustes aux visages burinés fuyaient la haute vallée, descendant vers des altitudes plus accueillantes pour quelques mois, à Pokhara ou Kathmandou, «L’hiver arrive, il commence à faire trop froid ». Nous voir monter en direction de la capitale du royaume, Lo Mantang, les faisaient généralement sourire, car effectivement il faisait froid, très froid…
Pendant la journée, le soleil effectuait un bon travail de 9h à 17h, et les kilomètres avalés se chargeaient du reste en échauffant nos muscles en continu. Mais le soir, c’était une autre histoire. « Quel température affiche l’iphone? -10°C, bordel, c’est froid ! ». « Tu as vu la chambre? - oui, c’est comme d’habitude, ils ont accrochés verticalement quatre planches de contreplaqué sur le toit, et recouvert ça avec de la taule. On a de la chance cette fois-ci, pour 2$ on peut se payer une douche chaude au gaz ». La douche expédiée, on se retrouvait dans la cuisine, la seule pièce chauffée de l’auberge, veillant à s’agglutiner au plus près du poêle à bois qui trônait au milieu de la pièce. La propriétaire des lieux, ou plus certainement de la cuisine, accompagnée en général de deux autres bouts de femmes Népalaise, entamait alors la préparation du dîner. Menu quotidien, toujours identique. En entrée une soupe à l’ail - « faut manger de la soupe à l’ail, c’est bon pour le mal d’altitude » nous avait dit le guide lors des premiers maux de tête à 3,000 m -, mais bien qu’en parfaite santé, on a continué d'en prendre pendant toute la montée, on aimait ça et c’était chaud ! Pour le plat, on avait le choix entre du riz sauté et le Dal Bhat, plat national qui mélange sur un plateau en métal du riz (le bhat), une soupe aux lentilles (le dal), généralement accompagnés d'un curry de légumes (tarkari) et une galette de farine de blé. Dans les auberges de luxe ils ajoutent parfois des pommes de terre, mais plus on s’éloignait de Katmandou, moins il y avait de pomme de terre. Ce qui est bien avec le Dal Bhat, c’est que c’est servi à volonté, toujours. On ne disait donc jamais non à une deuxième assiette, ni une troisième, jamais. Enfin, en guise de dessert, on terminait en général de boire notre litre et demi de thé au gingembre, commandé dès l’arrivée au refuge et qui conservait sa bouillante chaleur dans un immense thermos autour duquel nous enroulions nos mains gelées.
20h, les femmes ont fini de nettoyer la vaisselle du dîner, le ravitaillement en bois de la soirée est consommé, le poêle s’éteint et la pièce se refroidit à toute vitesse. La fatigue commence à atteindre nos yeux qui avaient espéré lire un peu plus longtemps mais se ferment maintenant à chaque ligne de bouquin avalée. « 5 minutes que je suis sur la même page, allons nous coucher! - allons nous mettre en tenue tu veux dire ». Le rituel commençait là, le même tous les soirs. D’abord dérouler son sac de couchage « modèle ultracold » et le poser sur le matelas, puis enfiler un collant polaire accompagné du t-shirt technique de la même matière, recouvrir le haut d’un pull polaire et d’une doudoune en plume, ziper la doudoune jusqu’en haut, enfiler un bandeau de cou et se coiffer d’un bonnet bien chaud. Puis se glisser dans le sac de couchage, chacun le sien, et le fermer jusqu’aux oreilles, en n'oubliant pas de rabattre la capuche. « On s’embrasse? - ah merde on peut plus ». J’oublie une étape essentielle avant de s’abandonner au sommeil dans notre camisole plumée, aller pisser. Parce qu’en montagne on boit chaque jour 3 ou 4 litres d’eau, de thé, de café ou tout autre boisson oxydée, qu’il faut bien les évacuer et qu’il est inconcevable de devoir se relever en pleine nuit par -10°C.
Un soir, j’ai oublié de pisser, et nous nous sommes endormis vers 20h30 sur le toit d’une auberge à Ghami, 3,800 m d’altitude, -8°C. J’ai commencé à tourner et me retourner dans mon sac de couchage vers 1h du matin, tentant de me rappeler comment on se retenait d’aller aux toilettes quand nous étions petits à l’école et qu’on n’avait pas le droit de sortir de classe entre deux récréations. On bouge, on se pince, on pense à autre chose, on bouge encore, sur le ventre, sur le côté, les jambes serrées, « et merde je vais me pisser dessus, tant pis, je sors ». En dix fois moins de temps qu’il m’en a fallu pour me préparer, j’ouvre mon sac de couchage jusqu’en bas, enjambe celui d'Olivia pour ne pas la réveiller, m’éjecte du lit, enfile des chaussettes, pousse la porte en contreplaqué qui ferme la chambre, marche sur le toit terrasse « tant pis pour les chaussettes », atteint de l’autre côté la petite cabane annotée « WC », tire la poignée et découvre ce que j’étais venu chercher, un trou au milieu duquel je pisse. Libération ! En ressortant de la cabane, je suis soulagé, et prends conscience seulement à cet instant que je me trouve dehors, sur le toit d’une auberge népalaise, à 100 km de la frontière du Tibet. Il est 1h du matin, et les -8°C me piquent le visage et commencent à se faufiler entre les plumes de ma doudoune, il va falloir que je retourne me glisser dans mon sac de couchage. Mais j’ai envie de profiter un peu de ce moment. Après tout, je viens de me soulager, il n’y a plus le feu, je vais me rendormir jusqu’au matin et cette nuit sera pour toujours derrière moi. Je lève les yeux au ciel et découvre ce que je n’avais pas observé jusqu’alors et tout ce voyage au Népal. Au-dessus de moi s’étire le plus beau ciel étoilé que je n’ai jamais vu, avec des étoiles qui n’ont jamais semblé aussi grosses. Il est vrai que je me suis un peu rapproché d’elles depuis mon poste d’observation perché à 3,800m d’altitude. Je me sentais déjà tout petit depuis ces premières marches au milieu des massifs himalayens qui nous toisent depuis leurs pics enneigés à plus de 8,000 m d’altitude, mais je me rappelle sur ce toit qu’ils ne sont rien devant l’immensité du cosmos. Satisfait d’avoir remis l’orgueilleux Himalaya à sa place de microcosme de l'univers, je repars me coucher.
Vertigineux sommeil.